lundi 10 mai 2010

Habermas et la politique

Introduction
La question morale ne repose plus sur l’inquiétude existentielle, qui est de savoir comment mener une vie bonne. Mais elle prend une dimension déontologique qui questionne la validité des conditions d’une norme. On voit clair que le problème se déplace. Ce n’est plus le problème du bien, mais du juste. La démocratie également se trouve en péril parce qu’elle n’adhère plus aux valeurs qu’elle représente. Il faut donc reconsidérer les potentialités émancipatrices de la démocratie à travers une théorie du consensus par la libre discussion. Mais c’est surtout en s’inspirant sur la théorie des actes de langage présentée comme pragmatique universelle que va naître une conception de la démocratie comme communication et discussion dans un espace public.
Telle est la pensée éthique-politique proposée par Jürgen Habermas, un philosophe et sociologue allemand, né à Düsseldorf (près de Cologne) en 1929. Il fait des études de philosophie à partir de 1949, d'abord à Göttingen puis à Zurich et à Bonn. A vingt-quatre ans, Il soutient sa thèse de doctorat, consacrée à Schelling. Grâce à une étude socio-historique de l'opinion publique, il devient professeur à l'université de Heidelberg en 1961.
À partir de 1964, il retourne à Francfort où il succède à Max Horkheimer en tant que professeur de philosophie et de sociologie. À partir de 1971, il dirige l'institut de recherche sociale Max Planck à Munich. Sa renommée est déjà alors internationale mais il est considéré chez lui comme un gauchiste. Habermas prend sa retraite en 1994 mais reste professeur émérite de l'Université de Francfort.
Jürgen Habermas est le membre le plus éminent de la deuxième génération de la théorie critique; il a fait partie de l’École de Francfort , s’éloignant toutefois des origines de cette dernière. Il s'intéresse également à la communication dans ses rapports avec le pouvoir et la technique. Il a tenté de refonder la théorie de la raison, en la divisant en deux : raison communicationnelle, raison technique. De ce fait, quels sont les fondements de l’éthique-politique habermassienne ? Comment élabore-t-il sa théorie?
I. Origine de la pensée éthique habermassienne

I.1. La mise en question de la modernité

Dans son œuvre, Qu’est-ce que les lumières, Emmanuel Kant nous propose que si les hommes pensent si peu par eux-mêmes, font si peu usage de leur entendement, ce n’est pas par manque d’intelligence, de raison ni par manque de méthodes et d’entraînement, mais par paresse et par lâcheté : « Paresse et lâcheté sont les causes qui font qu’un si grand nombre d’hommes restent sans un état de tutelle et qui font qu’il est si facile à d’autres de se poser comme leurs tuteurs » . Lorsqu’on lui demande de résumer l’esprit de la philosophie des Lumières (Aufklärung) qui s’est développée au XVIIIème siècle et qui a largement influencé la Révolution française, il répond : « Sapere aude! Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! Voilà la devise des Lumières » . C’est donc une sorte de désenchaînement de l’homme de sa minorité.
Pour Kant, le problème est bel et bien celui d’un manque d’audace, de courage à se servir de son entendement, de sa raison. Tous les hommes disposent du pouvoir de penser, certes, mais très peu parmi eux osent s’en servir pleinement et librement. Le défaut n’est pas dans le moyen (la raison, l’entendement), ni même dans son usage, mais dans la non-résolution voire la peur de s’en servir. Ce renoncement coupable place l’Homme sous la dépendance d’autrui qui se posent comme un « tuteur ». Ce renoncement a pour conséquence de confronter, partout et toujours, hier comme aujourd’hui, chaque être humain à cette alternative radicale: ou bien penser par soi-même ou bien subir la pensée des autres. Il n’est guère d’autre choix: là le sens et le prix de l’exigence de la liberté de penser chère au cœur de tous les philosophes. C’est pourquoi il est nécessaire de les rappeler à leur devoir et à leur responsabilité: la liberté n’est pas d’abord quelque chose à conquérir contre un obstacle ou un ennemi extérieur (pouvoir en place, oppression politique ou religieuse...), mais contre un obstacle ou ennemi intérieur. Penser par soi-même fait peur, très souvent. On ne doit laisser à personne le soin de penser et de décider à notre place.
Néanmoins, ce programme des ‘Lumières’ qui avait l’ambition de fonder une morale sécularisée, indépendante des hypothèses de la métaphysique et de la religion ne semble pas s’être totalement réalisé. Max Horkheimer, un théoricien de l’« Ecole de Francfort » avait fait le même constant auparavant quand il a déclaré : « La raison est calculatrice. Elle peut établir des vérités de fait et des relations mathématiques, mais rien de plus. Dans le domaine pratique, elle ne peut parler que des moyens. A propos des fins, elle doit se taire » . C’est pourquoi, comme solution à cet échec, lui et Théodor Wiesengrund Adorno proposent une scission avec la rationalité moderne.
Quand à Habermas, il s’emploie non à déconstruire, mais à reconstruire le projet des Lumières. Dans sa Préface au Discours philosophique de la modernité, Habermas nous fait comprendre que la question de la modernité le préoccupe depuis 1980. C’est pourquoi en Septembre de cette année durant sa fameuse conférence « La modernité : un projet inachevé », Habermas dit que le débat autour de la modernité est devenu un thème philosophique, car il conduit à mettre en cause tout l’héritage des Lumières ; que le projet des Lumières et ce qu’il incarne (la science moderne, les idées universalistes du droit et de la morale, l’art) a échoué, car s’il remplit la promesse de voir l’homme devenir le « maître de la nature » à un degré jamais atteint jusqu’ici, il l’a rendu aussi capable de la plus « absolue inhumanité » , d’où la nécessité d’une rupture avec le projet de la modernité comme on l’entend thématisé dans les notions de « post-modernité », « post-Aufklärung » et « post-histoire ».
Mais notons que Habermas, estime la modernité comme un projet « inachevé » qu’un échec définitif. C’est à juste titre que Jean-Godefroy Bidima écrit que, « la modernité est en gestation et si elle se présente comme inachevée, il faut recomposer les jeux de discours et changer de paradigmes. Habermas s’inscrit dans une dialectique entre continuité et discontinuité dans l’histoire » . Il s’agit d’une réinvention de la modernité, de repenser le sujet et sa possibilité de « re-politisation » dans la sphère publique ; il s’agit de fonder une théorie critique de la société ancrée dans la raison communicationnelle et l’argumentation rationnelle.




I.2. Critique de la subjectivité moderne

La philosophie du XXème siècle s’est constituée à partir de la critique vive de la subjectivité métaphysique, dénoncée sous les traits d’un sujet transparent, omniscient et autonome, dont les structures apriori seraient seulement occasionnées et non causées par des stimuli extérieurs. Chez Descartes, cette subjectivité se voit claire avec sa fameuse évidence première - Cogito Ergo Sum. L’homme construit son éthique sur la seule base de sa « conscience » qui est le point crucial de son existence. Cette philosophie du « moi » qui affirme le sujet comme « réalité séparée » (res cogitans) est une découverte de la certitude de l’existence d’un « je » et de l’acte de « penser ». Le sujet n’est que sujet parce qu’il pense, doute, sent et il veut. Bref, il est maître et juge suffisant, absolu et solitaire. Il se pose comme autotélique (il est sa propre finalité) et rend compte à personne. Une philosophie qui réduit le sujet à une conscience pure est perçue par Habermas comme réflexive ou autoreverse et c’est cette autoréférentialité du sujet, source ultime de législation du tout, y compris de lui-même que le philosophe de Francfort rejette.
Pour notre auteur, réinventer la modernité s’agit de sortir de la philosophie du sujet. Toute l’entreprise philosophique d’Habermas qui le conduit à la Théorie de l’agir communicationnel (1981) et au Discours philosophique de la modernité (1985) se tourne sur le débat : « élaborer une théorie de la modernité qui soustrait la rationalité des limites de la raison moderne centrée sur le sujet » afin de réactualiser un potentiel de raison contenu dans le champ de la communication et de l’intercompréhension langagières. Habermas interprète la raison occidentale comme « une philosophie de la conscience ou de la réflexion centrée sur la structure autoréférentielle du sujet » . Il prône désormais pour un décentrement du sujet renfermé sur lui-même, un projet qui nécessiterai une redéfinition du sujet libéré de son identité narcissique. Cela ne signifie pas que Habermas nie l’autonomie individuelle qui est aussi « subjectivité réfléchie », au contraire ! Mais il souhaiterait que cette subjectivité sorte de sa coquille et rejoigne d’autres subjectivités pour fonder une éthique unanime et universelle, car je n’habite pas seul le monde. Il faut donc libérer le sujet de sa cellule solipsiste, d’où le concept de l’« émancipation ».

I.3. Compréhension du concept de l’émancipation

Ayant reconnu la réflexion personnelle du sujet chez Kant et le sujet pensant cartésien, Habermas, fait un dépassement en amenant cette pensée subjective à la place publique pour être soumise à une discussion rationnelle. Voilà ce qui veut dire être émancipé ; vivre comme un sujet libre capable de participer à la discussion. Cela suppose une sortie de la solitude qui découle sur la reconnaissance réciproque des membres de la société pour une inter-action dynamique. Nous appréhendons donc de manière problématique une dialectique sociale, des rapports entre le sujet et la société, de la sphère privée et de la sphère publique dans la société. La thématique de l’émancipation a un enjeu politique important. Le public et le privé entretiennent le rapport de négation et de constitution réciproques. Comme le souligne Habermas dans L’espace public : « la publicité de la chose public n’appartient à personne. Repenser le sujet, c’est l’articuler à l’espace public contre les arcana imperii et les manipulations princières » . L’émancipation chez Habermas ne peut se comprendre que juxtaposée à l’activité communicationnelle, dont le but est d’établir l’intercompréhension dans le cadre d’une communication non flexible. Autrement dit, le sujet doit être compris comme un sujet dialogique sous le paradigme de l’intersubjectivité médiatisée par le langage. Ce paradigme contredit le modèle téléologique du sujet autosuffisant dont le seul rapport s’établisse dans le dialectique conquérante sujet/objet. Avec la problématique de l’interaction communicationnelle, le sujet sort de son arrogance en s’ouvrant à l’altérité. Ainsi s’instaure la dialectique sujet-sujet. La question morale trouve sa place dans une conscience qu’interroge la présence d’un autre que soi, quelque soit les rapports intersubjectifs. C’est pourquoi l’émancipation est un processus de rationalisation intersubjective.








II. De l’éthique à la politique

II.1. Pour une éthique aux bases universelles

Habermas fait un détour du côté de langage ordinaire pour jeter les bases sur lesquelles sera édifiée l’éthique du discours universel argumenté, dont le but est de garantie au sien de l’intercompréhension une communication. Il adopte alors, la théorie des actes de langage, pour qui le vrai et le faux sont liés aux assertions ou actes des paroles constatatifs. Mais il écarte de cette thèse en montrant que les assertions sont les énoncés circonstanciels, épisodiques, tandis que la vérité a un statut d’invariance. De ce fait, un énoncé est dit vrai lorsque la prétention à la validité qu’il exprime est justifiée. Le d’épreuve de la vérité, c’est l’argumentation. La vérité naît de la discussion, laquelle peut concerner les intérêts aussi biens théoriques que pratiques. Il y a quatre (4) prétentions à la validité d’un énoncé :
 L’intelligibilité, renvoie à la faculté de la pratique discursive.
 La vérité traduit la prétention à dire les états des choses existants ou le monde objectif.
 La justesse renvoie à la capacité de porter un jugement critique valable sur l’ensemble des interrelations légitimement établies ou le monde de la communauté sociale.
 La sincérité est l’aptitude à exprimer ses souhaits de façon authentique et crédible.
Ainsi donc, Habermas considère la compétence communicative comme une faculté de discussion. L’épreuve communicationnelle est à la fois une expérience linguistique et un travail de justification. Tout le monde est convié à ce labeur, qui n’est porté par aucune élite. En effet, les affaires de tous doivent être l’objet du consentement universel. Nous voulons souligner qu’avec notre auteur, les interlocuteurs visant à l’interaction communicationnelle doivent parvenir à un accord rationnel où la validité est reconnue par tous. Toutefois, Habermas dans De l’Ethique de la discussion souligne que : « Ce n’est pas en ignorant le contexte des interactions médiatisés par le langage ainsi que la perspective du participant en général, que nous acquérons un point de vue impartial mais uniquement par un décloisonnement universel des perspectives individuelles des participants » . Il s’agit ici d’un consensus qui s’appui sur un degré minimum de responsabilité partagée. Cela rend possible la connaissance réciproque des sujets par-delà leurs diversités légitimes. Alors le consensus doit s’appuyer sur la possibilité de réconcilier des points de vue. De ce fait, il valorise l’idée que les acteurs de l’argumentation peuvent s’entendre le même langage parce qu’ils parlent le même langage et partagent la même humanité. De tout ce qui précède, le moment est maintenant venu d’expliciter le contenue de cette démarche, en montrant comment le principe d’universalisation (U), s’approfondit en principe de la discussion.

II.2. Vers une éthique du discours universel argumenté

Nous avons relevé que la base de l’activité communicationnelle est l’argumentation, avec tout le sens de responsabilité et l’impartialité que celle-ci exige. L’objectif est donc de dégager un consensus, qui peut être valable uniquement s’il y a adhésion libre et totale des participants. Le rôle de la morale dans le processus est donc d’une importance capitale, et la communication chez Habermas est le lieu par excellence où s’exerce l’éthique. Il est fondamentale de noter que Habermas emprunte à Kant l’idée de l’universalité des principes moraux. Chez ces deux (2) auteurs, le premier objectif d’une théorie de la morale est de mettre en place un principe de base pour la délibération et le jugement moral afin de justifier les normes. Bien que cela soit ainsi, il en demeure pas moins que Habermas donne à sa théorie une orientation discursive de sorte que son impératif catégorique ne peut être retenu hors d’un débat public. En cela il diffère de Kant, qui confère à cette activité un caractère privé. Rappelons que chez Kant, c’est l’individu qui prend la décision de l’action selon les exigences de sa conscience morale alors que chez Habermas n’agit qu’après les délibérations et ententes avec ses partenaires dans les discussions. A ce propos il souligne :
Au lieu d’imposer à tous les autres une maxime dont je veux qu’elle soit universelle, je dois soumettre ma maxime à tous les autres afin d’examiner par la discussion sa prétention à l’universalité. Ainsi s’opère un glissement : le centre de gravité ne réside plus dans ce que chacun souhaite faire valoir, sans être contredit, comme étant une loi universelle, mais dans ce que tous peuvent unanimement reconnaître comme une norme universelle .
Cette exigence prend chez Habermas la dénomination du principe d’universalisation ou principe U. Ainsi, l’éthique de la discussion qui l’a établi est une version communicationnelle de l’impératif catégorique de Kant.
Ce principe d’universalisation est à la base de la théorie d’Habermas. Il doit être considéré comme le fondement d’une certaine forme de contractualisme réel. Ainsi donc, l’éthique qu’il propose a deux tâches : 1) trouver un principe qui suscite l’accord et résiste à la guerre des deux ou polythéisme des valeurs. 2) fonder cet accord sur une validité pratique différente de la validité des vérités logico-mathématiques.
C’est pourquoi, Habermas prône une morale :
Déontologique : Recherche de fondations de la validité prescriptive des obligations et des normes d’action. Cognitiviste : Les questions pratiques sont susceptibles de vérités. On peut donc en faire la connaissance rationnelle. Formaliste : La validité des normes est formelle en ce sens qu’elle repose sur la procédure de discussion. Universaliste : Une norme morale doit pouvoir valoir pour tous les interlocuteurs de la discussion et cela au-delà des limites étroites de la culture et de l’époque donnée.
Cette morale qui recherche des fondations au sein de la discussion à porté universelle trouve son sens dans sa démarche politique. Ainsi, Habermas pense aussi à la question de la démocratie.
II.3. La démocratie à la hauteur de la modernité

Habermas pense la démocratie comme un processus. Il n’envisage nullement cette dernière comme une donnée, mais comme une pluralité processuelle qui converge vers l’objectif de faire d’individu. En ce sens, la démocratie existe comme un éternel projet inachevé. Pour notre auteur le concept de démocratie fondé sur la théorie de la discussion suppose l’image d’une société décentrée qui crée toutefois au moyen de l’espace public politique une arène spécialement chargée de traiter les problèmes intéressant à la société dans son ensemble. La conception de la démocratie moderne chez Habermas met en place un modèle de délibérations publiques qui donnent à tous les citoyens les moyens de faire valoir leurs idées et de protéger ainsi adéquatement leurs intérêts particuliers. Ainsi, la notion de « délibération » est associée à une conception de légitimité procédurale, liée à des processus de formation de l’opinion et de la volonté et à l’institutionnalisation juridique de formes de discussions, de négociations et de décisions équitables. « Sont valides strictement les normes d’action sur lesquelles toutes les personnes susceptibles d’être concernées d’une façon ou d’une autre pourraient se mettre d’accord en tant que participants à des discussions rationnelles » . De ce qui précède, cette théorie constitue une critique des idéologies, dans la mesure où, dans un univers de situations idéales de langage, il n’y a pas de place pour la domination, la contrainte et les déformations de la communication.
La notion de démocratie trouve chez Habermas son sens originel de « pouvoir du peuple par le peuple ». Elle rappelle aussi le véritable rôle des institutions sociopolitiques dans le monde actuel. Ce rôle consiste à veiller à la protection des droits des personnes et à assurer un égal bien être pour tous. L’intuition associée à l’idée de souveraineté du peuple n’est pas démentie, mais interprétée dans un sens inter-subjectiviste. À côté d’une sphère publique suffisamment sensible, des acteurs autonomes de la société civile, font émerger des problèmes pertinents et les transcrivent en termes de questions publiques, traduisant l’influence de l’opinion publique. Celle-ci toutefois ne peut se transformer en pouvoir communicationnel que par l’interaction de cette communication informelle et diffuse avec les procédures démocratiques des corps législatifs et judiciaires: « Ce pouvoir provient des interactions entre une formation de la volonté institutionnalisée dans l’État de droit et les espaces publics mobilisés par la culture… » . Ainsi, la démocratie ne repose pas sur les institutions justes et libérales mais seulement sur les mentalités démocratiques qui sont dans le processus démocratique. Ces mentalités démocratiques doivent prendre en charge la promesse de l’auto-législation et assurer le consentement de tous concernant le droit, les normes et les institutions. Le lieu d’explications s’inscrire dans le processus de la démocratie où les sujets de droit peuvent se reconnaître comme des auteurs et des destinataires de leurs droits, normes et institutions.

III. Pour ou contre Habermas

III.1. Le débat Habermas-Appel

Karl-Otto Apel (1922-) et Jürgen Habermas (1929-) sont héritiers du tournant linguistique (hermeneutic linguistic pragmatic turn). De ce fait, ils partagent la même préoccupation d’échapper à une philosophie du sujet ou de la conscience. Pour eux, celle-ci serait incapable de reconnaître l’activité communicationnelle comme constitutive de l’humanité. La base de cet héritage commun va générer le débat entre Apel et Habermas. L’éthique proposée par Habermas doit énormément à l’Ethique de la discussion d’appel. Habermas déclare : « parmi les philosophes vivants, nul n’a déterminé la direction de ma pensée aussi durablement que Karl-Otto Appel » . Apel propose une fondation pragmatico-transcendantale à partir des présuppositions pragmatiques universelles de l’argumentation en général. Autrement dit, dès que j’argument dans une discussion, je suis contraint de considérer et de traiter l’autre comme un partenaire égal. On retrouve ainsi le contenu du principe d’universalisation dans les présuppositions de la discussion. Qu’on argumente pour ou contre, cela ne change rien. Par le fait même d’argumenter, on reconnaît implicitement le principe d’universalisation.
Comme nous l’avons souligné dans notre analyse, Habermas accepte de fonder le principe d’universalisation sur les présuppositions de l’argumentation. Mais il refuse de donner à cette déduction le statut de fondation ultime. Pour lui, il n’est ni nécessaire ni efficace d’émettre une exigence aussi forte, qui d’ailleurs, à son avis, s’avère « trop faible pour briser la résistance que le sceptique ne manquera pas d’opposer à toute forme de morale rationnelle » .
Pour Habermas, le principe d’universalisation ne peut pas être fondé tout simplement parce qu’il n’y a pas d’autre règle argumentative. Cette reconnaissance factuelle ne peut tenir lieu de justification éthique. Appel fait montre de fondamentalisme métaphasique. Il oublie que l’éthique de la discussion est une assomption du linguistic turn (qui implique que le langage commende l’émergence de la relation à autrui) et donc une critique de la fondation métaphysique. Toute connaissance étant médiatisée par le langage, les normes ne se justifient pas elles-mêmes, en dehors de la communauté argumentative. Voilà le tournant de la réalisation langagière. Malgré les objections d’Habermas, Apel pense que hors de la formation transcendantale ultime, il n’y que la position décisionniste. De toute évidence, nous ne pouvons passer du principe d’universalisation au principe de discussion que si nous excluons tout usage monologique de la rationalité procédural. C’est ici le point de divergence entre Habermas et Rawls.
III.2. Le débat Habermas-Rawls

La notion du discours consensuel est au cœur de l’action politique de Rawls et Habermas. Ils renoncent à une philosophie transcendantale de type kantien (recherche des conditions de possibilité), mais se réclament pourtant de Kant pour fonder rationnellement une éthique de la discussion (Habermas) et une théorie de la justice (Rawls). Ils s’accordent sur la critique de l’utilitarisme, sur l’intérêt d’une reconstruction rationnelle et procédurale de nos intuitions.
Cependant, ils n’ont pas la même conception de cette reconstruction procédurale. Pour Rawls, la compréhension déontologique de la morale est fondée sur une théorie du contrat. Dans cette perspective, les citoyens ne peuvent se concevoir comme des acteurs rationnels et autonomes que s’ils sont les auteurs du droit auquel ils sont soumis. Les parties contractantes sont considérées, au moyen de l’artifice de l’état de la nature comme des acteurs libres, indépendants et égaux. Rawls s’avère plus idéaliste et normativiste car sa théorie remet à l’honneur la tradition du droit rationnel. A l’opposé, la théorie habermassienne tout en ayant un souci de fondation des normes est plus attentive à la discussion réelle. Dans la première version de sa philosophie la Théorie de la Justice, Rawls se propose de fonder les principes d’une « justice comme équité » pour une société bien ordonnée. C’est-à-dire, un système de coopération équitable qui requiert l’assentiment rationnel motivé de tous les partenaires. Pour ce faire, il recourt à une procédure du contractualiste qui permet de considérer impartialement les questions de la justice politique.
Par la suite, à partir des années quatre-vingt et dans son ouvrage Libéralisme politique, Rawls a tenu la prétention à une fondation universaliste de sa théorie et corrige sa faute tendance idéalisante. Dans ce sens, il articule plus rigoureusement le fait du pluralisme et l’exigence du consensus. Mais il montre davantage que sa théorie et politique et non métaphysique. Malgré cette nouvelle orientation, Habermas estime que la construction théorique de Rawls n’est pas assez attentive aux problèmes de l’institutionnalisation des droits, de l’ambiguïté des normes et l’impuissance des droits. « Rawls se concentre sur les questions de la légitimité du droit, sans thématiser la forme juridique en tant que tel, et par là la dimension institutionnelle du droit. Ce que la validité du droit a de spécifique, à savoir la tension inhérente au droit lui-même, entre factualité et validité n’est pas perçue » .
Habermas reproche aussi à Rawls ne n’avoir pas suffisamment vu l’espace argumentative de la justice politique et du principe d’universalisation qui s’y rattache. L’impartialité morale ne peut pas être le fait d’un sujet moral solitaire. Or, chez Rawls, la métaphore du voile d’ignorance dans la position originelle est le symbole d’une raison pratique anhistorique et individualiste. Elle signifie qu’en neutralisant les différences, les individus vont choisir les mêmes principes de la justice. En plus, tout individu peut justifier les normes fondamentales. Or cette démarche ne résout pas les problèmes moraux. Ce qui justifie l’établissement des normes et le besoin de coopération sociale, c’est la brisure éthique du lien social, c’est-à-dire, le fait que le consensus a été troublé. L’argumentation morale suppose que les hommes ne s’entendent pas. Elle a pour but de reconstruire le consensus.
Habermas pense aussi que la procédure qu’imagine Rawls pour montrer comment ce principe pouvait être choisis rationnellement par tout un chacun est non seulement fictive, mais foncièrement monologique. De ce fait, Rawls reste encore tributaire d’une philosophie de la conscience. Cela nous conduit à un parcourt ambigu de la compréhension de la subjectivité.

III.3. La complexité du parcours du sujet

Depuis des siècles beaucoup de penseurs attestent que l’homme est caractérisé par la finitude et la contingence. Effectivement cela pose une difficulté dans la théorie critique communicationnelle de Habermas. Le sujet qui vient à la place public y arrive avec cette angoisse existentielle et une incomplétude de son être caractérisées par une quête jamais achevée de son devenir. Ce sujet, aussi historicisé éprouve intérieurement qu’il est à distance de soi-même et incapable de s’assumer totalement. Il ne coïncide pas avec l’identité qu’il se donne de lui-même, d’où sa solitude radicale au cœur de l’histoire. Malheureusement, le rencontre avec l’autrui à la place public ne lui enlève pas cette angoisse. « Dire ‘je’ dans un processus de communication, c’est s’affirmer et marquer du coup la différence que révèle cette présence à soi. Le rapport du sujet à soi n’est pas aussi simple que cette activité communicationnelle où les sujets dans une parfaite entente discuteront » .
La conception du sujet communicateur chez Habermas ne thématise pas donc cette problématique de l’identité écartée. Elle néglige la distinction anthropologique, ami-ennemi ! Or, ignorer cela en privilégiant l’intercompréhension consensuelle est d’avoir trop de confiance dans les capacités de la rationalité à reconstruire le monde vécu. Ca serait un vrai mythe du dialogue.
















III.4. Le mythe de la communication

Le fait que le sujet n’ait pas toujours des intentions droites va contrecarrer la discussion rationnelle habermassienne. Habermas suppose que le sujet soit transparent à lui-même et aux autres, ce qui n’est pas toujours le cas et par conséquent, l’activité communicationnelle ne sera plus le lieu de la « vérité consensuelle » comme il nous propose. D’ailleurs, il y a plusieurs niveaux de langage et d’interprétation qui résistent à la réduction pragmatique. En plus, il faut également tenir compte de la quasi-absence de situation idéale de langage dans le monde actuel.
Ce projet de la modernité repose sur un acte de confiance anthropologique. C’est pour cela qu’on lui reproche son excès d’optimisme quant aux vertus communicationnelles des individus et à leur désir de communiquer réellement. Etant donné une telle communication sans contrainte et préservée de la violence, Habermas ne tombe t-il pas dans l’illusion du consensus ? Le philosophe de Francfort ne se rend pas compte que pendant la discussion, il peut souvent y avoir ce que Paul Ricœur appelle le « conflit des interprétations ». De ce fait, on se demande si vraiment Habermas pense suffisamment le pluralisme.
Conclusion

Le parcours de notre analyse avait pour fondement la compréhension de l’éthique politique chez Jürgen Habermas. Nous avons poursuivi les recherches en développant les sources de cette notion éthique chez notre auteur qui trouve son fondement dans la critique de la modernité. Elle débouche sur les libertés du sujet dans une perspective d’émancipation qui s’effectue de manière procédurale. Il développe en effet l'idée d'un principe de discussion capable de remplacer l'Impératif catégorique. Chez Kant, c'est au sein de l'individu qu'est déterminée la validité morale.
Avec notre auteur, nous pensons avoir fondé les bases d’une éthique vraiment universelle grâce à la validation du principe d’universalisation par le biais des intuitions morales acquises en société et des présuppositions universelles de la discussion. Nous pouvons dire que le philosophe de Francfort a tenté de dépasser l’opposition qui alimente le débat en philosophie morale entre un universalisme abstrait (la morale est la même pour tous) et un relativisme contradictoire (si chacun peut défendre sa morale, comment précisément se défend-il ?).
Bibliographie

BIDIMA J.-G., Théorie critique et modernité négro-africaine. De l’Ecole de Francfort à la « Docta Spes africana, Paris, La Sorbonne, 1993.
GANTY E., Penser la modernité : Essai sur Heidegger, Habermas et Eric Weil, Namur, Presses Universitaires de Namur, 1997.
HABERMAS J., De l’Ethique de la discussion, trad. de l’Allemand par Mark Hunyadi, Paris, Cerf, 1992.
HABERMAS J., Droit et démocratie, trad. de l’Allemand par R. Rochlitz et C. Bouchondhomme, Paris, Gallimard, 1997.
HABERMAS J., L’espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, trad. par Marc B. Delaumey, Paris, Payot, 1978.
HABERMAS J., Le Discours philosophique de la modernité (1985), trad. par C. Bouchindhomme, Paris, Gallimard, 1990.
HABERMAS J., Morale et communication. Conscience morale et activité communicationnelle, trad. par C. Bouchindhomme, Paris, Cerf, 1986.
HORKHEIMER M., Eclipse de la raison (1967), trad. par J. Debonzy, Paris, Payot, 1997.
KANT E., Qu’est ce que les lumières? (1784), Trad. par J. Mondot, Paris, Université de Saint-Étienne, 1991.















Tables des matières

Introduction 1
I. Origine de la pensée éthique habermassienne 2
I.1. La mise en question de la modernité 2
I.2. Critique de la subjectivité moderne 4
I.3. Compréhension du concept de l’émancipation 5
II. De l’éthique à la politique 6
II.1. Pour une éthique aux bases universelles 6
II.2. Vers une éthique du discours universel argumenté 7
II.3. La démocratie à la hauteur de la modernité 9
III. Pour ou contre Habermas 10
III.1. Le débat Habermas-Appel 10
III.2. Le débat Habermas-Rawls 11
III.3. La complexité du parcours du sujet 12
III.4. Le mythe de la communication 13
Conclusion 14
Bibliographie 15

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire